Poésie et nature aujourd’hui
Michel Collot, 20 juin 2017
L’entrée dans le 21ème siècle me semble avoir marqué un tournant spectaculaire dans les relations que notre culture littéraire et artistique entretient avec la nature. Celle-ci a été longtemps suspecte au regard de l’art et de la littérature modernes, dans la mesure où elle avait été conçue par la tradition comme un modèle immuable que l’œuvre n’aurait eu pour fonction que d’imiter, qu’il s’agisse de la nature humaine chère aux classiques ou du paysage romantique, expression d’un état de l’âme (Amiel). En rupture avec la mimésis, le modernisme a cultivé l’autonomie de l’œuvre littéraire ou artistique, envisagée comme un pur artefact : de cette évolution témoignent exemplairement l’abstraction en peinture et le formalisme en littérature.
Quand j’ai commencé à lire et à écrire de la poésie (années 1970), la scène poétique et poéticienne était dominée en France par des théories et des pratiques qui envisageaient le poème comme un espace de langage autonome et qui se suffisait à lui-même, indépendamment de la représentation du monde extérieur et de l’expression de la subjectivité du poète. Dans cette perspective, ses acteurs soupçonnaient la référence à la nature de reconduire un idéalisme, un lyrisme sentimental et un mimétisme qu’ils rejetaient. Cette attitude a perduré dans les décennies suivantes et a trouvé par exemple une expression particulièrement tranchante dans l’essai de Christian Prigent, Une erreur de la nature[1], titre qui résume aux yeux de l’auteur la condition humaine : en tant qu’être parlant, l’homme est « un partant », qui se départit de son appartenance à la nature. Or « plus que tout autre genre la poésie tire sa substance de la conscience du séparé » (p. 83), et vouloir remédier à cette séparation en rétablissant une relation privilégiée avec la nature n’est qu’une illusion, que Prigent dénonce avec d’autant plus de virulence qu’elle était réapparue depuis les années 1980 dans la production de ceux qui se réclamaient d’un « nouveau lyrisme » : selon lui, « la rêverie sur la fusion, l’humain rabiboché avec le monde, les noces à âme perdue avec maman Nature » « hante la petite métaphysique portative » de ces poètes « plus ou moins issus de la tradition romantique » (p. 84).
Malgré cette puissante exclusion théorique, la nature est restée très présente dans l’œuvre et dans la pensée de bien des poètes qui ont marqué le derniers tiers du 20ème siècle, non seulement à travers les renouvellements d’une poétique du paysage[2], mais aussi à travers un dialogue avec les sciences de la vie et de la terre, qu’on trouve notamment chez Lorand Gaspar, ou dans l’émergence d’une géopoétique, chez Michel Deguy et chez Kenneth White ; et plus près de nous, à partir des années 1980, dans l’émergence d’un lyrisme qui, contrairement à ce qu’ont pu soutenir ses détracteurs et comme le font encore Yves di Manno et Isabelle Garron dans leur récente anthologie[3], ne s’est pas toujours réduit à la restauration de formes anciennes et à l’expression du sentiment personnel, mais a souvent placé le sujet lyrique hors de soi, notamment dans son rapport à la nature, comme en témoignent des œuvres importantes comme celles de James Sacré, d’Édouard Glissant ou de Pierre Chappuis.
Cette présence de la nature en poésie ne relève ni d’un romantisme ni d’un idéalisme attardés et elle se trouve aussi chez des poètes proches des avant-gardes. Le cas le plus remarquable, s’agissant d’un écrivain qui a été considéré par les membres du groupe Tel Quel comme un précurseur, et qui partageait en effet avec eux un certain nombre de partis pris, c’est celui de Francis Ponge. Sa poésie n’a cessé d’entretenir une relation intime avec la nature : il a dit lui-même que l’idée du Parti pris des choses lui avait été inspirée par « des ravissements de citadin devant l’étrangeté vivace de la nature »[4] (OC II p. 189). Mobilisé en 1939, pris en 1940 dans la débâcle de l’armée française, il se replie dans un petit village devenue depuis célèbre pour avoir accueilli et protégé pendant la guerre beaucoup d’enfants juifs : Le Chambon sur Lignon. À peine arrivé, il passe tout un mois à fréquenter et à décrire un petit bois de pins, au lieu de raconter les événements historiques auxquels il a été mêlé.
Après la guerre, la nature a pris de plus en plus de place dans son œuvre. En témoigne par exemple après-guerre Nioque de l’Avant-Printemps, qui donne aujourd’hui son titre à une revue qui se réclame d’une poétique littéraliste[5]. Ponge y donne pour mission au poète de se faire le porte-parole du monde muet et de célébrer « la nature à rangs profonds qui nous entoure » :
Il y a d’une part vous, hommes, avec vos civilisations, vos artistes, vos poètes […].
Et d’autre part nous, le reste : les muets, la nature muette, les campagnes, les mers et tous les objets et les animaux et les végétaux. […]
C’est cette seconde partie parfaitement en dehors des hommes qu’il est de ma raison d’être de représenter, à quoi je donne la voix (OC II p. 973).
On a souvent interprété de tels propos comme une profession de foi objectiviste, anti-lyrique voire anti-humaniste. Or la poétique naturaliste et matérialiste de Ponge est au service d’un nouvel humanisme et d’un renouvellement du lyrisme : en abaissant « notre prétention à dominer la nature », il s’agit « d’élever notre prétention à en faire physiquement partie » (OC I p. 630). L’homme n’est ni un pur esprit ni un animal essentiellement social, politique et historique mais « quelque chose après tout de plus matériel et de plus opaque, de plus complexe, de plus dense, de mieux lié au monde » (OC I p. 627). Et c’est cette relation entre la nature humaine et la nature des choses que célèbre sur un ton ouvertement lyrique le début du dernier poème de Ponge :
Que parfois la Nature, à notre réveil, nous propose
Ce à quoi justement nous étions disposés,
La louange aussitôt s’enfle dans notre gorge.
[…]
Parfois donc — ou mettons aussi bien par endroits —
Parfois, notre nature —
J’entends dire, d’un mot, la Nature sur notre planète
Et ce que, chaque jour, à notre réveil, nous sommes —
Parfois, notre nature nous a préparé(s) (à) un pré (OC II p. 340).
Le lyrisme qui se déploie ici ne résulte pas de la projection des états d’âme du poète sur le paysage mais d’une émotion qui le jette hors de soi et exprime une participation à la fois physique et affective à la chair du monde. Cette appartenance sera scellée à la fin du poème qui inscrit au plus près du pré et à ras de terre le texte et les initiales de l’auteur, confondues à celles du Fenouil et de la Prêle :
Messieurs les typographes,
Placez donc ici, je vous prie, le trait final.
Puis, dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom,
Pris dans le bas-de-casse, naturellement,
Sauf les initiales, bien sûr.
Puisque ce sont aussi celles
Du Fenouil et de la Prêle
Qui demain croîtront dessus.
Francis Ponge.
On a là un bel exemple de cette relation à double sens entre l’art et la nature, que résume bien la formule de Nils-Udo, selon laquelle le processus créateur va de la nature à l’art pour revenir à elle en la transformant : Nature – Kunst – Natur[6]. Cette relation à la nature, qu’on pourrait croire archaïque, ou nostalgique voire régressive, est une source de renouvellement des formes artistiques et poétiques, comme en témoignent l’émergence du Land Art ou, pour revenir à Ponge, l’invention d’un format nouveau qui inclut dans le poème le récit de sa propre génèse, comme c’est le cas exemplairement dans La Fabrique du pré, où le mouvement de l’écriture s’inscrit dans le prolongement des processus naturels. Cette continuité se retrouve jusque dans la composition et la fabrication de l’ouvrage, par le choix des illustrations, notamment les pages d’herbier qui figurent en couverture et la photo en double page qui ouvre à la fois le livre et une fenêtre sur le pré, et par l’utilisation d’un papier brun et d’un papier vert comme supports du texte et des avant-textes.
C’est la preuve que la nature peut être pour les poètes non seulement un thème et une source d’inspiration privilégiés mais une ressource dans leur effort pour réinventer la langue et les formes poétiques, comme l’ont prouvé chacun à sa manière ceux qui se sont exprimés ici et comme j’essaierai de le montrer tout à l’heure en donnant quelques exemples de ma propre pratique d’écriture.
[1] Une erreur de la nature, P.O.L, 1996.
[2] Voir mon essai sur Paysage et poésie (Corti, 2005)
[3] Yves di Manno & Isabelle Garron, Un Nouveau monde : Poésies en France. 1960-2010, Flammarion, « Mille pages », 2017. Voir mon compte-rendu de cet ouvrage sur le site de Poezibao (URL : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2017/09/carte-blanche-à-michel-collot-autour-de-lanthologie-un-nouveau-monde.html
[4] Les citations de Ponge sont extraites de l’édition en deux volumes de ses Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 1999 et 2002, abrégé par la suite en OC I et OC II suivi de la pagination de l’extrait cité, entre parenthèses dans le corps du texte).
[5] Il s’agit de la revue Nioques, dirigée par Jean-Marie Gleize.
[6] Voir Hubert Besacier, Nils-Udo. L’art dans la nature, Flammarion, 2002.