La poésie luxembourgeoise, jeune et diverse
Petit pays, petite poésie ? Que nenni ! À la croisée historique des mondes germanophone et francophone, mais aussi poussée par une société de plus en plus multiculturelle, la poésie luxembourgeoise actuelle bouillonne d’idées et de talents.
par Florent Toniello, 2022
En 1815, le congrès de Vienne, au sortir des guerres napoléoniennes, érige le Luxembourg en grand-duché… tout en l’attribuant au roi des Pays-Bas et en l’intégrant à la Confédération germanique. Une situation complexe, mais qui ne devrait pas surprendre pour un petit pays de tout temps marqué par les influences de ses grands voisins. Dans le Dictionnaire des auteurs luxembourgeois du Centre national de littérature, l’année 1815 est donc essentielle : c’est à partir de celle-ci que sont recensés les auteurs de la littérature nationale. Est-ce à dire que, avant cette date, aucune littérature luxembourgeoise n’existait ? Certes non. Après tout, les lettres locales aiment à mentionner que les charmes de la Moselle ont été célébrés par Ausone dans l’idylle Mosella dès 371. Dans un pays dont les frontières ont tant fluctué au fil des siècles, accueillir le poète latin ne serait pas une idée si étrange.
Mais revenons à cette époque qui marque les débuts de ce qu’on pourrait appeler la littérature luxembourgeoise. Puisque le pays ne peut se revendiquer d’une tradition endémique de trouvères, il faut évoquer ici les chanteurs et musiciens ambulants dans les campagnes de la fin du XVIIIe siècle. Parmi eux se distingue la figure de Mathias Schou, dit De Blannen Theis (« Mathieu l’Aveugle »). Il est l’un des premiers à rassembler des chansons populaires en langue luxembourgeoise, outre ses propres compositions. Et, comme on le sait, entre chanson populaire et poésie, la frontière est ténue.
Schou se retrouve même comme personnage littéraire dans Renert (1872) de Michel Rodange. Le texte en quatrains rimés, adapté de Reineke Fuchs de Goethe – et apparenté bien entendu au Roman de Renart –, est désormais un classique de la littérature grand-ducale. Son auteur l’a rédigé en luxembourgeois, mais il est à noter qu’il a écrit ses premiers poèmes en allemand. Nous reviendrons sur la question des langues, essentielle dans le contexte de la poésie grand-ducale. Pour l’instant, précisons que l’on doit à Antoine Meyer, en 1829, le premier recueil de poèmes imprimé en luxembourgeois.
Deux contemporains de Rodange doivent encore être mentionnés. Tout d’abord, Michel Lentz, auteur des paroles de l’hymne national et du vers devenu devise nationale, Mir wëlle bleiwe wat mer sinn (« Nous voulons rester ce que nous sommes ») ; ensuite, Edmond de la Fontaine, dit Dicks, prolifique versificateur à l’origine du théâtre dialectal luxembourgeois. C’est à un certain romantisme allemand que peut s’apparenter leur poésie, mais on notera que Lentz et Dicks ont été aussi compositeurs. Ainsi est bouclée la boucle qui les relie au chanteur ambulant Mathias Schou, puisque la poésie est souvent musique, au Luxembourg comme ailleurs.
Si les poètes mentionnés jusqu’ici ont un caractère « national » et ont écrit en luxembourgeois, le XXe siècle va cependant changer la donne. Nik Welter (1871-1951) ou Paul Palgen (1883-1966) vont évoquer dans leurs vers l’industrie du pays ou son bassin minier. L’identité nationale étant désormais établie, les influences des pays voisins, puis internationales suite aux vagues successives d’immigration suscitées par la sidérurgie, les institutions européennes ou la place financière, vont prendre le relais dans la poésie locale, tant dans la forme que dans la langue d’écriture. Concernant cette dernière, il faut mentionner que, si les Luxembourgeois parlent luxembourgeois à la maison (en tout cas pour moitié, la population étant de nos jours composée à quasi cinquante pour cent d’étrangers), c’est en allemand et en français que se déroule leur cursus scolaire. Divers facteurs entrent donc en compte dans le choix d’une langue d’écriture. Pour Edmond Dune (1914-1988), dont la production va des alexandrins classiques à la poésie expérimentale, le français s’impose en raison de son ascendance belge ; pour Jean Krier (1949-2013), les vers piquetés d’impressions et d’inventions linguistiques en allemand trouvent certainement leur source dans des études à Fribourg-en-Brisgau ; José Ensch (1942-2008) puise dans ses relations avec le milieu du surréalisme français l’inspiration pour ses strophes ouvragées ; Anise Koltz (née en 1928), prix Goncourt de la poésie en 2018, passe de l’allemand au français dans les années 1970 suite au décès de son mari, victime de séquelles de tortures nazies. La langue luxembourgeoise, elle, ne voit un véritable renouveau de sa production poétique qu’à l’heure actuelle, après une fixation de son orthographe auparavant fluctuante dans le dernier quart du XXe siècle. Et tout un pan de la littérature locale se décline désormais entre autres en portugais, en italien ou en anglais.
Il ne faudrait pas croire, évidemment, que la seule langue d’écriture définisse la poésie grand-ducale. Tous les courants internationaux ont marqué les poètes locaux, et souvent ceux-ci ont joué, en raison de leur position privilégiée entre les cultures, le rôle de passeurs. C’est le cas de Dune, mentionné auparavant, qui s’est attelé à faire connaître la poésie germanophone dans le monde francophone. Pour en arriver à celles et ceux qui se produiront dans le cadre du Marché de la poésie, cette tradition est reprise par Pierre Joris, installé à New York, qui écrit en anglais et qui a traduit notamment l’intégralité de l’œuvre de Paul Celan. Ses propres textes, profondément marqués par sa rencontre avec les figures de la Beat Generation et orientés vers la performance, explorent souvent le soufisme et les poésies arabes classique et contemporaine. Lambert Schlechter, dont les neuvains sont de petits exercices minutieux de concision, s’engage pour la poésie de tous horizons dans ses fragments d’un éclectisme et d’une érudition notoires.
Passeur également, Jean Portante se consacre lui à la traduction de collègues d’Amérique latine. Dans son œuvre poétique, il développe le concept métaphorique de « langue baleine » : sous le français qu’il a choisi pour s’exprimer littérairement respire l’italien, sa langue maternelle, tel le poumon de la baleine, pourtant animal aquatique. Un certain « melting-pot » luxembourgeois est représenté en outre par deux poétesses : les vers d’Ulrike Bail, née en Allemagne, sont écrits dans un allemand mêlé d’autres langues, où les impressions fugaces sont traversées de géographie locale et de certaines ombres du passé ; Hélène Tyrtoff, née en France, opte pour un lyrisme en prose qui s’appuie sur des épisodes historiques ou autobiographiques, transcendés par un style ciselé. On pourrait relier à ces deux poétesses Carla Lucarelli, née au Luxembourg d’une famille italienne, qui pratique tant les formes à contrainte que les vers libres et fluides, dans des textes caractérisés par l’exploration des relations entre êtres humains.
L’œuvre de Nico Helminger est souvent marquée par une critique acerbe de la société, avec l’idée que la littérature est un instrument de changement de celle-ci. Ses poèmes témoignent de recherches linguistiques qui, dans un style souvent narratif, frôlent parfois le surréalisme. Quant à Serge Basso de March, il s’adonne avec plaisir aux recherches formelles, proposant une poésie à caractère nostalgique ancrée dans des répétitions, des boucles ou des images récurrentes. Même souci de recherche chez Nathalie Ronvaux : la poétesse décrit une certaine évanescence des choses au moyen d’un langage où tout le superflu entend être ôté. Pour terminer cet aperçu, mentionnons la poésie engagée et qui s’empare des sujets d’actualité brûlants, fortement rythmée et oralisée, de Tom Nisse – également passeur à ses heures, de la poésie allemande vers le monde francophone et vice-versa.
Gageons que ce panorama succinct aura montré la variété de la poésie luxembourgeoise actuelle, dans un pays de seulement 635 000 habitants. À cheval entre les cultures, éparpillée entre différentes zones linguistiques tant par sa composition formelle que par ses ouvrages publiés, celle-ci n’a pas forcément la visibilité que son bouillonnement créatif pourrait susciter. Mais c’est avec l’enthousiasme intact de sa relative jeunesse qu’elle se présentera cette année, animée du désir de séduire, de surprendre et de secouer.