PRESSE
Marché de la poésie. A nouveaux poètes, mots nouveaux
A l’heure du Marché de la poésie, à Paris jusqu’au 9 juin, état des lieux du genre en France à l’orée du siècle, entre vitalité et fragilité.
En mars, le Printemps des poètes a fêté son 20e anniversaire. C’est maintenant le tour du Marché de la poésie de s’installer, jusqu’au 9 juin, sur la place Saint-Sulpice à Paris, pour accueillir, comme chaque année, près de 500 éditeurs et revues, plusieurs milliers de lecteurs, sans oublier la Périphérie du Marché, partout en France et dans plusieurs pays étrangers, et les Etats généraux de la poésie. Au-delà de ce constat de vitalité, on prendre acte d’une situation très fragile : la dizaine de livres de poésie qui paraît chaque semaine doit se contenter d’une grosse poignée de lecteurs, à de très rares exceptions près.
La poésie souffre clairement de son image : une gamme d’idées reçues qui va du verbe flamboyant aux éternels clichés sur les poètes maudits. En vérité, la poésie reste trop souvent normée par son usage scolaire : récitation d’abord, objet d’étude ensuite, avec ses classifications et son histoire figées. On en a l’illustration parfaite avec la poésie datée et stéréotypée qui s’affiche dans le métro parisien au gré des circonstances : miettes de soleil, jardin secret et joie immaculée…
Or, de nos jours, chaque poète invente son écriture. Pour preuve, l’anthologie réunie en 2018 par Yves di Manno et Isabelle Garron, Un nouveau monde(Flammarion) : près de 1 000 poètes de langue française publiés à compte d’éditeur entre 1950 et 2000. Alors, à quoi ressemble la poésie de ce début de XXIe siècle ? Certes, elle ne vient pas de nulle part. C’est l’extension de la poésie au sens traditionnel. Mais elle trouve son ressort dans un élargissement de la forme et du sujet. Qu’on imagine toutes les combinaisons possibles, avec un espace d’expression qui se virtualise, s’étend et se démocratise : vocal ou textuel, hypermédiatisé, scénique, livresque ou délivré des supports affichés… Sont poètes aujourd’hui tous ceux, estampillés ou non (slameurs, chanteurs, rappeurs…), qui appliquent ces quelques règles de base : ouvrir le sens aux sens, ne plus réduire le corps au cœur, l’affect au sentiment, le trouble à l’émotion…
Le spectre poétique
On retrouvera cette belle diversité en décrivant les deux extrémités du spectre poétique. D’une part, une poésie qui porte le poids de l’histoire, qui tente de fonder, dans des formes très variables, une autre façon de parler – qu’on pense à Paul Celan (1920-1970) ou à Edmond Jabès (1912-1991), pour s’en tenir à deux incontournables témoins de l’indicible, et à leurs héritiers : Antoine Emaz (1955-2019) ou Esther Tellermann (née en 1947). Une expérience de la poésie qui, à partir de la faillite de notre culture dans les fours crématoires d’Auschwitz, s’essaye à moins parler pour mieux se faire entendre, à moins communiquer pour transmettre davantage. Une telle poésie trace peut-être l’irremplaçable voie d’accès à la réalité quand tous les chemins sont bouchés ; le seul moyen de l’exprimer quand tous les moyens d’expression sont impuissants ou épuisés.
En même temps, à l’autre bout du spectre, cette hantise de coller à l’époque et à ses affects qu’illustrent les livres de Séverine Daucourt (née en 1970) ou de Marie de Quatrebarbes (née en 1984). Les poètes de cette génération mêlent la langue courante avec une autre langue, active et réactive, d’une haute intensité. Mixer les deux, en faire une langue vivante perméable aux aspérités, aux chocs frontaux, aux accidents de l’histoire, voilà le défi actuel. La boulimie, en somme, après l’anorexie. Alors, poète, on l’est en un éclair, quand on prend le risque de s’accepter intermittent de son quotidien, avec cette obsession : capter pour l’amplifier ce qui circule au-delà des réseaux ordinaires. Pour se faire une idée, qu’on aille aussi voir du côté de Laure Gauthier (née en 1972) ou d’Anne-James Chaton (né en 1970), ces performeurs et plasticiens sonores. Ce sont eux les poètes post-prophètes, les poètes/trans/poètes contemporains des temps décomposés.
Enrichir le sens, nourrir l’imaginaire
On réfutera alors l’affirmation bravache et un brin masochiste de tant et tant de poètes : la poésie, ça ne sert à rien ! Va pour la gratuité… Mais en même temps, qu’on mesure la responsabilité du poète d’aujourd’hui quand le poème consiste à témoigner de la réalité, en parlant pour ce qui échappe aux codes habituels. Enrichir le sens, nourrir l’imaginaire, rien de tel pour élargir notre horizon de pensée. Si elle ne change pas le monde, la poésie transforme notre rapport au monde.
En vérité, de Ronsard à Baudelaire, de Rimbaud à Bonnefoy et au-delà, l’histoire reste toujours la même. Seul le poète sait approcher par la parole le vide, saisir l’insaisissable, lui seul sait composer avec la folle envie de libérer la langue ; être un poète c’est parler dans le désert, mais en trouvant ses mots et leur destinataire. Bref, si l’on préfère, être poète c’est exercer ce « métier d’ignorance »revendiqué naguère par Claude Royet-Journoud ; c’est s’accrocher au non-savoir, l’aimer, savoir l’écrire, le dire ; savoir (ou non-savoir) toucher à l’inconnu.
* Didier Cahen, écrivain et poète, tient la chronique Trans|Poésie dans « Le Monde des livres »
CharlElie Couture : “Le lien qui unit tout ce que je fais, c’est la poésie”
par Anne Segal
Chanteur, compositeur, écrivain, peintre, photographe, CharlElie Couture se révèle également poète. A l’occasion de l’édition 2019 du Marché de la poésie, à Paris, dont il est le parrain, celui qui vient de sortir son premier recueil de poèmes se livre sur son rapport à la fois naturel, instinctif et téméraire à la poésie, et à l’art en général.
CharlElie Couture est le parrain de la 37e édition du Marché de la poésie, qui se tiendra à Paris, place Saint-Sulpice, du 5 au 9 juin. Paru en février, son premier recueil de poèmes, La Mécanique du ciel, nous dévoile un autre pan de l’artiste, un mois après la sortie de son dernier album Même pas sommeil. « Multiste » ? Qu’est-ce à dire ? Quelles différences perçoit-il entre poème et chanson ? Et plus globalement, que représente la poésie pour cet artiste ? Poète malgré lui ?
On trouve souvent le qualificatif « multiste » associé à votre nom. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce terme ?
« Multisme » a été trouvé par l’artiste italien Mario Salis, qui a dit en parlant de mon travail : « Toi CharlElie, tu n’es pas artiste, tu es multiartiste, on devrait dire tu es multiste ! » Mais ce n’est pas tout neuf. Au-delà des artistes et poètes de la Renaissance, les dadaïstes et les surréalistes étaient également pluridisciplinaires. Tristan Tzara, Jean Arp, Jean Cocteau, par exemple, dont les films m’ont fasciné adolescent. Même si je ne connaissais pas alors sa poésie et si j’aimais moins ses dessins. Mais, très tôt, j’ai su qu’être artiste, ce n’était pas seulement avoir une technique liée à un mode d’expression, mais avant tout un état d’esprit, une manière d’être, une émotion par rapport à l’existence. Et qu’une seule technique ne suffirait pas pour libérer l’ensemble de mes pulsions.
Une pratique artistique a-t-elle plus d’importance que les autres pour vous ?
Très jeune, j’ai commencé la musique. Assez vite, j’ai eu des choses à dire sur mon piano ou avec ma guitare. Ma mère, qui avait suivi des études littéraires, m’a habitué à une certaine exigence dans la formulation de mon ressenti – jusqu’à la fin de sa vie, elle m’a corrigé quand je faisais des fautes en français. Quant aux arts visuels, au retour des camps, mon père, trop faible pour finir sa dernière année d’architecture, est devenu professeur d’histoire de l’art, puis antiquaire décorateur : il m’a donné les clefs pour comprendre ou lire l’art d’une manière autre qu’en m’arrêtant simplement devant une image. J’ai donc appris à lier l’image au son ou à l’écriture, à la littérature. Aucune pratique ne prédomine pour moi, pas plus qu’un triathlète ne doit sacrifier une de ses activités au prétexte qu’une autre lui réussit mieux. Aujourd’hui, avec l’ordinateur, la chose est facilitée car on peut faire tantôt de l’image, tantôt du son ou de l’écriture sans même changer d’endroit.
Quelle place la poésie occupe-t-elle dans votre œuvre ? Dans votre vie ?
Récemment, je me suis rendu compte que le lien qui unissait tout ce que je faisais, c’était la poésie. Poésie au sens grec du terme, qui vient de poíêsis et qui veut dire faire, agir. Faire est une manière de savoir qui je suis à tel ou tel moment. Ce n’est pas réfléchi comme les gens du concret qui se fixent des objectifs à atteindre. Quand j’ai des pulsions, des frémissements, au lieu de les garder en moi je cherche à les exprimer coûte que coûte, au risque sinon de me sentir mal.
Au retour de New York, pendant les premiers mois, je n’arrivais pas à peindre, et ne faisais qu’écrire. Mais c’est normal, on aime les mots en France, ça fait partie d’une musique de l’échange. Aux Etats-Unis, le mode d’emploi est plus visuel, plus universel, il évite le barrage de la langue. Ceci dit, même si la musique ou les arts visuels sont audibles et visibles techniquement par tous, la différence entre expression et interprétation persiste d’un pays à l’autre.
Aussi, la poésie est avant tout liée à l’émotion, et pour cette raison, elle a du mal à trouver sa place dans le monde d’aujourd’hui. D’autant que les gens de la finance, qui règnent comme des despotes sur nos existences, traitent toujours ceux qui agissent avec émotion d’une manière péjorative. Le mot « poète », qui signifiait Rock ‘n’ Roller à la fin du XIXe siècle, est aujourd’hui associé à un délirium de doux rêveurs. Ce qui est exact mais qui n’est pas une honte !
Quand j’ai enregistré en 1981 le disque Poèmes rock, c’était déjà dans l’idée d’associer des textes, des mots avec l’énergie du rock. Le rock n’est pas seulement une musique pour stimuler ceux qui ont besoin d’exprimer leur trop-plein d’énergie en dansant, c’est avant tout une amplification qui permet de faire passer la musique du niveau acoustique au niveau électrique. Ainsi, au lieu de s’adresser à vingt-cinq personnes, on peut s’adresser à deux cent cinquante, voire à vingt-cinq mille personnes. Et le propos change également, il devient plus généraliste. La musique des DJ aujourd’hui est complètement vidée de sens, car le sens empêche de danser. C’est dramatique ! Plus de place pour le suggestif et l’hésitation, et l’on obtient une musique fasciste. Alors que les musiques plus personnalisées acceptent leur fragilité. Fragile ne signifie pas idiot, cela veut dire accepter le frémissement d’une feuille.
Et être parrain du Marché de la poésie, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
C’est oser en parler et pas forcément dans des termes soumis. Etre poète, c’est s’accepter soi-même, accepter sa subjectivité, une forme de fragilité. Il n’y a pas de honte à être indocile, enfin merde !
La Mécanique du ciel, anthologie non chronologique de poèmes couvrant les trente dernières années, est donc votre premier recueil. Quel rapport entretenez-vous avec le monde de la poésie ?
J’avoue que je le découvre depuis la publication de ce livre. Il y a six ou sept ans, un petit éditeur indépendant de Nancy avait proposé de me publier. Je me suis dit que ce serait l’occasion de rassembler des textes de jeunesse, différents de ce que les gens connaissent de moi. Aussi, je prépare et regroupe un certain nombre de textes pour l’occasion, mais quand je recontacte l’éditeur, il a mis la clef sous la porte ! Alors, je cherche à le faire publier ailleurs, et là, je suis en bute aux desiderata des éditeurs : « CharlElie, écris un roman, ce sera quand même mieux. La poésie, ça ne se vend pas ! » Mais je m’entête, et cela me prend des années avant de rencontrer le Castor Astral, par l’intermédiaire d’Eric Poindron. Et je suis très content que ces cinquante poèmes soient désormais publiés.
Dès la couverture, le sous-titre, « 50 poèmes inchantables », intrigue. Selon vous, qu’est-ce qui est poème, chanson, chantable, inchantable ?
Au départ, le titre était simplement 50 Poèmes inchantables. Mais l’éditeur a pensé que cela pouvait être mal compris. La différence entre chanson et poème se situe dans l’écriture et sa finalité. Une chanson c’est un caillou poli. Je peux réécrire 15, 20 fois un texte que je vais devoir chanter pour le rendre fluide, et pour que tous les mots portent, rebondissent les uns par rapport aux autres. Alors que quand j’écris de la poésie, sa finalité n’est pas d’être interprétée mais lue. Et il me suffit de trois réécritures pour enlever les fautes d’orthographe, si je puis dire, car c’est l’accumulation des mots qui donne la musicalité à ces textes destinés en premier lieu à être lus.
On peut faire de très bonnes chansons avec des textes complètement nuls. Une chanson, c’est un texte et une musique, une association particulière qui fait que le bleu et le jaune donnent le vert. On peut dire : « Ah bon ! c’était juste un peu de jaune et un peu de bleu… » Ouais, mais le vert, c’est le vert ! La chanson, c’est un peu la même chose, c’est l’association de paroles, qui sont ce qu’elles sont, sur une musique qui est ce qu’elle est. Je dis que c’est un peu comme construire un mur, les mots font la pierre et la musique fait le ciment.
Comment fabriquez-vous vos chansons ?
L’inspiration d’une chanson va naître d’une idée sur un sentiment, ce sera quelque chose que j’aurais l’impression de n’avoir pas entendu ailleurs. Mais, à la différence d’un poème dont l’intention ne se doit pas d’être évidente dès le premier vers, il y a une mécanique dans l’élaboration d’une chanson qui amène vraiment une autre écriture. Une chanson fonctionne par stances et doit durer entre 2,40 mn et 4,20 mn, au-delà de quoi les gens n’écoutent plus, c’est trop long. Cela limite le nombre de vers et de mots.
En plus, le critère d’une bonne chanson, que je ne respecte pas d’ailleurs, ce qui m’est souvent reproché, c’est de trouver une ritournelle. Alors que dans la poésie moderne à lire, ceci n’intervient pas. Dans une chanson, c’est important car l’esprit est distrait par des accords, des harmonies. Une bonne chanson naît, comme avec un rubyk’s cube, d’une idée qu’on va manier dans tous les sens. Donc, la différence entre une chanson et un poème inchantable, ce n’est pas la qualité du truc…
Ce n’est pas une chanson ratée !
Non, cela n’a rien à voir. Des chansons ratées, j’en ai plein, elles ne doivent être ni publiées ni interprétées. Par contre, j’ai des tas de chansons que je ne pourrai jamais chanter par manque de temps, ou parce qu’elles font vaguement redites par rapport à d’autres déjà enregistrées. Il y en a une, par exemple, qui ouvre mon dernier album, Les chevaux froids, que j’ai commencé à écrire en 1973-1974, et laissé de côté. Aujourd’hui, en raison de mes préoccupations actuelles, elle a tout à fait sa place. Encore une fois, les textes poétiques qui sont dans La Mécanique du ciel ne me manquent pas en tant que chansons. Mais je pourrais faire un livre de 50 chansons inchantées inédites !
Comment définiriez-vous un bon poème ? Une bonne chanson ?
Pour un poème, c’est beaucoup plus difficile à définir… Pour la musique, sans même rien savoir, en regardant la partition, il y a un équilibre, on sait qu’elle est bonne. Un bon poème, c’est celui qui te captive, qui te prend comme un film. Dans ma poésie, l’image a de l’importance. Les sonorités aussi. J’essaie de métaphoriser les émotions. Plutôt que de dire « il va mal, ça ne va pas », ce qui paraît complètement ennuyeux, je préfère dire « il écrase sa clope à côté du cendrier ou il boit son verre en tremblant ».
Une chanson, ce n’est pas simplement des sons, c’est la formulation du mystère intérieur. Si l’on veut transmettre quelque chose, il faut créer un lien, et ce lien il est en rapport avec le sens. J’ai l’habitude de dire que la langue, c’est le code qui te permet d’ouvrir le coffre-fort que tu as dans le cerveau. Si tu n’as pas le code, tu n’accèdes pas au contenu et tu ne peux donc pas t’enrichir de ce qu’il y a à l’intérieur.
Vous écrivez, dans l’introduction de La Mécanique du ciel : « Les mots m’aident à voir ce qu’il y a en moi », pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Je pars du principe que la création est avant tout de l’énergie. La valorisation de ce que l’on crée arrive une fois la chose faite, et elle est aléatoire. Par contre, le plaisir de faire est du même ordre que celui d’un athlète à l’entraînement : le jour de la compétition, s’il gagne, tant mieux, mais c’est la conséquence du plaisir, j’insiste là-dessus, qu’il a pris à se faire mal, à se dépasser. Le jour où ce champion cesse d’aller s’entraîner comme aux premiers jours, à mon avis, il est foutu.
On ne peut pas tout reporter sur le fait d’être doué ou sur le hasard. Effectivement, si tu pratiques beaucoup, à un moment donné tu te trouveras dans de bonnes conjonctions avec les astres et ton temps, mais d’autres fois, tu auras beau mettre la même énergie, le même savoir, la même fluidité dans ta pratique, tu ne seras pas en phase avec ton époque. Le succès ou la réussite, ce n’est que la convergence d’impondérables. Beaucoup de poètes ou d’artistes n’ont pas vécu de leur activité, et puis après, tout d’un coup, on s’aperçoit de leur importance ou de leur influence.
La grande dépression qu’on a à l’intérieur, liée à la découverte de soi et à la confrontation avec la réalité, compensée par l’expression, peut durer le temps d’une vie, ou bien seulement le temps de se remettre à flot, ou encore te faire disparaître si tu n’acceptes pas une part du mensonge. A l’âge adulte, soit tu te domestiques trop et perds tout ton intérêt, soit tu apprends comme l’eau à te glisser entre les pierres. Tu te perds, tu te retrouves, tu te perds, tu te retrouves… mais jamais tu ne remontes à la source, ça c’est sûr !
On peut lire, toujours dans votre introduction : « J’écris par devoir. »Envers qui ? Vous-même, Dieu, la société, les autres ?
Je suis issu d’une famille pour qui la culture, c’est du sérieux, ce n’est pas une distraction. On pouvait faire tout ce qu’on voulait à condition de le faire à fond. L’art était aussi important pour moi que la mathématique pour un fils d’ingénieur. Souvent, les gens ont du mal à dire qu’ils sont artistes parce qu’ils ont une relation pas du tout saine à la culture. Moi, depuis que j’ai 17 ans, je dis que je suis artiste. Artiste. J’aurais pu être postier ou fonctionnaire, l’important est de trouver ce que l’on est.
Je ne suis pas un homme politique par exemple, même si je réfléchis aux choses de la politique ou que je les écoute, parce que cela fait partie de ce qui alimente mes inquiétudes de citoyen. Mais je n’ai pas de pouvoir de décision ou d’inflexion sur la vie de mes semblables. Je ne peux être que la voix de ceux qui pensent ce que je pense. Donc je partage ce que je ressens. Et je suis fier de moi en fonction de l’effort que je fais pour y arriver. Même si je ne le sais pas, je travaille par devoir. Il faut le faire, c’est mon travail. Créer, c’est vraiment une fouille, c’est chercher. Eventuellement trouver. Je dis souvent que j’ai un métier d’orpailleur. J’espère la pépite, mais d’abord il faut tamiser longtemps. C’est pour ça que j’ai adoré le film Les Frères Sisters, de Jacques Audiard.
Vous dites aussi qu’« outrepasser la nécessité d’écrire, c’est peut-être ça la poésie »
Cela fait allusion à un journaliste qui disait : « Ma plume appartient à celui qui la paie. » Pour lui, la nécessité d’écrire, c’est celle de transmettre un message objectif. Alors que l’outrepasser, c’est passer de la notion de devoir à la notion d’expression la plus informulée qui soit de son émotion. Outrepasser la nécessité d’écrire, c’est arriver à être dépassé par ce qui sort de soi. Parmi mes tableaux, ceux qui m’intéressent sont ceux qui me surprennent encore quand je les regarde, soit parce que je ne les comprends toujours pas, soit parce qu’ils provoquent encore en moi quelque chose qui m’intéresse.
Toute forme d’art, et particulièrement la poésie, cherche à dire ce que les autres ne disent pas. Plus tu vas chercher des choses secrètes, mystérieuses, infondées, aléatoires, plus tu vas peut-être trouver quelque chose d’important et qui n’a pas été dit. Mais pour cela, il faut parfois se faire violence. Il y en a qui font ça de manière grotesque, systématique, violente, mais d’autres fois, ça marche. Virginie Despentes, par exemple, a une écriture qui correspond à un besoin du moment. Alors que dans sa périphérie, beaucoup ont fait du sous-Houellebecq, n’ayant ni son éblouissement ni son génie. Quelquefois, entre un poulet trop cuit et un poulet pas assez cuit, c’est juste quelques minutes… trop salé ou pas assez salé… Trop pimenté pas assez pimenté… ce n’est pas beaucoup… Et d’un côté, c’est immangeable, de l’autre, c’est exquis !
Pourquoi n’apparaissez-vous pas au programme du Marché de la poésie, hormis pour signer votre livre ?
C’est simplement normal, les concerts j’en donne à côté. Et je suis content de voir qu’après trente ans de métier, je continue à intéresser des gens au-delà des modes. Qu’une fidélité s’est établie avec un public qui me suit maintenant via les réseaux sociaux, cette autre page d’écriture.
Etre poète, ce n’est pas seulement écrire des mots les uns à côté des autres sur une feuille de papier, c’est une relation au monde. Pour moi, les poètes aujourd’hui doivent être sensibles à l’époque. A l’écologie en premier lieu, à l’environnement, à la connaissance, voire à la politique, à l’économie. Il n’y a pas de raison que, sous prétexte d’être sensible, il faille se détacher de tout. On a le droit d’avoir peur ! Etre poète, ce n’est pas une maladie, c’est pire que ça : c’est un état d’être. On ne décide pas d’être poète. Ça te tombe dessus et tu es obligé de l’accepter. Ce n’est pas un titre de gloire. En même temps, c’est lié au courage et à la liberté d’assumer ses choix. Tu n’es pas dans le domaine du formel, tu es dans un monde informel où tu accordes plus d’importance au sens des choses qu’aux choses elles-mêmes.